#44. « Petites bêtes contre grands chantiers » : les dérogations espèces protégées
Hello à tous,
Nous sommes particulièrement heureux de vous retrouver pour ce nouveau numéro de votre newsletter dédiée au montage des opérations immobilières.
Le début du mois d’avril n’est pas uniquement synonyme d'arrivée du printemps, du retour des déjeuners d’affaires en terrasses et de la reprise des compétitions de course à pied et de triathlon.
C’est également une période sensible pour la faune et pour la flore.
Sous ce titre reprenant la formule que le rapporteur public Nicolas Agnoux a utilisé pour illustrer le célèbre avis du Conseil d'État du 9 décembre 2022 qui est venu préciser le champ d'application de la dérogation « espèces protégées », nous vous proposons, dans cette newsletter, de faire le point sur les dérogations espèces protégées.
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Vendredi 4 avril 2025, 0h24
Antoine, votre personnage virtuel, mais non moins attachant, n’arrive pas à trouver le sommeil.
Ne croyez pas que ce soit à cause d’une soirée un peu trop arrosée ou de la récente décision du président Américain d’appliquer 20% de taxes douanières sur les produits européens.
Non, la raison est toute autre.
La veille, Antoine a été contacté par une association de protection des animaux pour l’informer de la possible présence d’une espèce protégée de crapauds sur le terrain sur lequel il projette de réaliser sa prochaine opération immobilière.
Antoine n’est pas un spécialiste de la matière mais il a suffisamment suivi l’actualité récente pour savoir que ce genre de petite bête peut ruiner un projet immobilier.
Après avoir un [court] instant imaginé catapulter les quelques crapauds sur le terrain voisin en utilisant une méthode certes ancienne mais non moins efficace du “coup de pied dans le derrière”, Antoine a décidé de contacter ses comparses d’(Un)Mute afin d’en savoir plus sur la manière de procéder et les risques encourus.
[Antoine] : Salut les gars, comme je vous l’ai dit au téléphone, il y aurait, sur le terrain de mon opération, des “crapauds fous”, une espèce de crapauds protégée.
[UM***] : Salut Antoine, comme la pièce de théâtre de Mélody Mourey ?
[Antoine] : Mon sujet est beaucoup moins drôle et touchant. Depuis que j’en ai été informé, je ne trouve plus le sommeil et ne pense qu’à ça. J’appréhende que cela remette en cause mon opération pour laquelle les travaux devaient commencer le mois prochain. Je ne connais pas du tout le régime juridique, la manière de fonctionner et l’impact sur le planning de mon opération.
[UM***] : Nous comprenons ta préoccupation car l’annonce de la présence d’une espèce protégée sur un terrain peut effectivement sonner le glas d’une opération immobilière. Cela étant, ne crions pas avant d’avoir mal et reprenons les choses dans l’ordre.
Avant d’évoquer le cadre juridique, il nous semble important de déterminer s’il y a ou non une espèce protégée sur le terrain. Non pas que nous attribuons une valeur relative aux dires de(s) [personnes qui passent leurs journées à se balader dans les bois en habit de chanvre en imitant le chant des oiseaux 🌎💚] associations de protection de la nature mais nous t’invitons, en cette matière, à suivre un séquençage précis dans ta prise de décision et à appuyer celle-ci sur des études et recherches que tu documenteras.
Pour savoir s’il y a une espèce protégée sur le site, on peut tout d’abord utiliser le tableur excel du CEREMA pour vérifier si le projet en question prend suffisamment en compte la biodiversité.
On recherchera également les indices permettant d’anticiper la découverte d’espèces protégées :
En utilisant la typologie CORINE Biotope qui permet de qualifier les milieux naturels et les habitats,
En vérifiant si le terrain est situé dans le périmètre d’un ou plusieurs zonage(s) réglementaire(s) qui peut donner des indices sur la qualité et la diversité biologique du site. Ex : ZNIEFF, NATURA 2000, trame verte et bleue,
En étudiant la littérature existante comme les potentiels inventaires déjà établis sur ou à proximité du site ou les potentielles études d’impact déjà menées sur le site ou à proximité du site.
Nous te recommandons de faire intervenir le plus en amont possible un écologue ou un bureau d’étude technique spécialisé, même si le risque de présence d’un spécimen d’espèce protégée est faible au regard des indices recueillis.
Si le risque de présence d’un ou plusieurs spécimens d’espèces protégées est élevé au regard des indices recueillis, il faudra que tu fasses réaliser une étude faune-flore par un écologue ou un bureau d’études techniques spécialisé afin de déterminer si des espèces protégées sont effectivement présentes sur le site.
[Antoine] : Si mon étude révèle la présence d’une espèce protégée, juridiquement, comme est-ce que cela va se traduire ?
[UM***] : Le cadre juridique et le principe de l’absence d’atteinte aux espèces protégées sont fixés à l’article L. 411-1 du code de l’environnement.
Sont concernées les espèces animales, les espèces végétales, les habitats naturels ou habitats d’espèces protégées et les sites d’intérêt géologique.
L’atteinte est définie de manière différente par le texte en fonction de la nature de l’espèce protégée. Il faut que tu saches que l’interdiction porte non seulement sur la destruction mais beaucoup plus largement sur toute atteinte aux espèces et habitats. Ainsi, le simple déplacement d’une espèce animale est interdit et soumis à dérogation ce qui signifie que la pratique du “coup de pied dans le derrière” n’est pas possible ;-).
[Antoine] : Justement, quand faut-il obtenir une dérogation espèce protégée ?
[UM***] : La dérogation espèces protégées est quant à elle prévue à l’article L 411-2. L’application de cet article a fait l’objet d’une jurisprudence très dense et parfois un peu divergente. Heureusement, dans un avis contentieux du 9 décembre 2022 (n° 463563), le Conseil d’Etat a apporté des précisions sur la mise en œuvre pratique de ce texte en considérant que la protection joue indépendamment du nombre de spécimens identifié sur le site en question, et indépendamment de la qualité de l'état de conservation de la population.
[Antoine] : Tu es en train de me dire que la présence d’un seul spécimen peut entrainer la nécessité d’obtenir une dérogation espèces protégées ?
[UM***] : Oui c’est bien ça mais il faut en plus un seuil minimum d’intensité. Il faut que le risque que le projet comporte pour l’espèce protégée soit “suffisamment caractérisé”, en tenant compte des mesures d’évitement et de réduction proposées.
Il est primordial que l’étude que l’on évoquait précédemment soit menée de manière approfondie pour démontrer, le cas échéant, l’absence de risque suffisamment caractérisé. Une insuffisance de cette étude ou de cette démonstration sera analysée par les services instructeurs au détriment du projet.
Pratiquement, il va falloir déterminer avec un écologue ou un bureau d’études techniques spécialisé si le projet est susceptible de porter atteinte aux espèces protégées présentes sur le site et quelles mesures d’évitement et de réduction (mesures ER) peuvent être mises en place dans le cadre du projet pour limiter ces atteintes :
- Si le risque est insuffisamment caractérisé, grâce aux mesures ER qui seront mises en place, il n’est pas nécessaire d’obtenir une dérogation espèces protégées,
- Si le risque d’atteinte est suffisamment caractérisé malgré les mesures ER qui seront mises en place, il est nécessaire obtenir une dérogation espèces protégées pour mener à bien le projet.
La détermination du risque et la nécessité d’une dérogation est donc nécessairement postérieure à l’étude du site et aux incidences du projet sur le milieu.
Il est donc essentiel, de vérifier concrètement si le risque d’atteinte aux espèces protégées est avéré au regard des garanties d’effectivité des mesures proposées et non pas seulement de s’assurer que ce risque a été réduit a un “niveau négligeable” (CE, 6 décembre 2023, n° 466696) .
Le maître d’ouvrage doit démontrer que le risque est insuffisamment caractérisé “dès l’origine” du projet, c’est-à-dire avant la mise en fonctionnement de l’installation concernée et tenir compte du classement d’une espèce protégée établi par l’UICN (CE, 30 mai 2024, n° 474077).
[Antoine] : Comme obtenir une dérogation espèce protégée ?
[UM] : La dérogation espèces protégées est une autorisation administrative prévue par l’article L. 411-2 I 4° du code de l’environnement. Elle est prise par décision du ministre en charge de l’environnement lorsque l’espèce impactée fait partie de la liste fixée par l’arrêté ministériel du 09/07/1999 relative aux espèces de vertébrés protégées menacées d’extinction en France. Pour toutes les autres espèces protégées (cas le plus fréquent), la dérogation relève de la compétence du préfet de département.
L’obtention de la dérogation est soumise à 3 conditions cumulatives définies à l’article L. 411-2 du code de l’environnement. La démonstration du respect de chacun de ces conditions doit donc faire l’objet d’une attention particulière dans le dossier de demande :
Tout d’abord, la dérogation est justifiée par l’un des 5 motifs limitativement énumérés par cet article, même si, en pratique, le motif d’intérêt public majeur sera celui qui sera le plus souvent invoqué) :
“ L'intérêt de la protection de la faune et de la flore sauvages » (motif écologique),
La prévention des “dommages importants notamment aux cultures, à l'élevage, aux forêts, aux pêcheries, aux eaux et à d'autres formes de propriété” (motif agricole),
“L'intérêt de la santé et de la sécurité publiques ou pour d'autres raisons impératives d'intérêt public majeur, y compris de nature sociale ou économique, et pour des motifs qui comporteraient des conséquences bénéfiques primordiales pour l'environnement” (motif d’impératif d’intérêt public majeur)
“A des fins de recherche et d'éducation, de repeuplement et de réintroduction de ces espèces et pour des opérations de reproduction nécessaires à ces fins, y compris la propagation artificielle des plantes” (motif scientifique),
“Pour permettre, dans des conditions strictement contrôlées, d'une manière sélective et dans une mesure limitée, la prise ou la détention d'un nombre limité et spécifié de certains spécimens” (motif quantitatif)
Il faut ensuite qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante,
Et qu’enfin le projet ne nuise pas au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.
[Antoine] : Tu évoques un intérêt public majeur. De quoi s’agit-il exactement ?
[UM***] : Si on veut être tout à fait précis, il s’agit en réalité d’une Raison Impérative d’Intérêt Public Majeur ou, si tu préfères, pour simplifier, une RIIPM.
[Antoine] :
[UM***] : Il n’existe aucune définition en droit français et en droit communautaire des RIIPM.
Pour trouver un début de définition, il faut se référer au droit communautaire, plus précisément à la Directive « Habitats » du 21 mai 1992 mais elle ne permet pas, à elle seule, d’appréhender avec suffisamment de précision et de certitude cette notion.
En l’absence de définition précise dans les textes réglementaires, il faut alors se tourner vers la jurisprudence.
On comprend également que :
Le projet doit être d'une grande ampleur pour recevoir cette qualification : la Cour de Justice de l'Union Européenne met en balance les intérêts en présence pour vérifier si les intérêts socio-économiques du projet peuvent ou non l'emporter sur les enjeux environnementaux de protection des espèces.
Le projet doit concourir à l'intérêt général : pour déterminer cette dernière condition, le projet doit être analysé en soi mais également dans son contexte. Les juges appliquent la même méthode d'analyse, qu'il s'agisse de projets publics ou privés, ou encore de projets qui in fine sont utiles à la protection de l'environnement comme les éoliennes.
La création d'emplois n'est pas à elle seule un motif d'intérêt général qui va permettre de qualifier la RIIPM. Celle de réalisation de logements non plus, même si, par une décision du 29 janvier 2025, le Conseil d’Etat a jugé qu’un projet de logements sociaux répond à une RIIPM au seul motif que la commune n’a pas atteint ses objectifs de construction en ce domaine (CE, 29 janvier 2025, n°489718).
Le projet aura enfin plus de chance de recevoir cette qualification s'il s'inscrit dans une politique publique d'une certaine ampleur même si l’on a récemment vu qu’un projet autoroutier d’importance pouvait être annulé. Par un jugement rendu le 27 février 2025, le tribunal administratif de Toulouse a en effet annulé, à la demande d’associations, l’arrêté du 1er mars 2023 par lequel le préfet de la région Occitanie, le préfet de la Haute-Garonne et le préfet du Tarn, ont autorisé la société concessionnaire à réaliser les travaux de construction de la liaison autoroutière de Verfeil à Castres, dite « A 69 ». Cette décision est d’autant plus remarquable qu’il y avait eu dans ce dossier une Déclaration d’Utilité Publique (DUP), le rejet par le CE d’un recours contre cette DUP, 4 décisions en référé autorisant la poursuite des travaux, …
Notons enfin que l’article R 411-6-2 du code de l’environnement (crée par décret de juillet 2024 en application de la loi sur l’industrie verte) permet de porter à la connaissance de l’autorité compétente de l’état les informations essentielles lui permettant de reconnaitre la RIIPM de certaines opérations parmi lesquelles les opérations d’aménagement, les projets industriels, les OIN ou les projets de création d’ouvrages de réseaux public de transport d’électricité.
[UM***] : Pour synthétiser ce que l’on vient de se dire, tu trouveras ci-dessous un logigramme fait par la DREAL Nouvelle Aquitaine :
[Antoine] : Comment se déroule l’instruction de la demande de dérogation ?
[UM***] : L’instruction sera un peu différente selon qu’elle est instruire dans le cadre d‘une autorisation environnementale ou de manière isolée.
Pour l’essentiel, retiens que le dossier est instruit par la DREAL qui examine la complétude et qualité du contenu du dossier de demande. En règle générale, plusieurs échanges ont lieu entre le demandeur et la DREAL avant le dépôt de la demande, selon un processus itératif permettant de faire évoluer les caractéristiques du projet afin de supprimer ou de réduire ses impacts sur les espèces protégées et leurs habitats.
La DREAL peut solliciter un avis d’expert, par exemple celui du Conseil Scientifique Régional du Patrimoine Naturel (CSRPN) ou d’un Conservatoire Botanique National.
La DREAL adresse le dossier avec ses conclusions au secrétariat du Conseil National de protection de la nature (CNPN) qui rend un avis simple (commission faune et/ou commission flore).
Le dossier est ensuite soumis à participation du public, via une mise en ligne sur le site Internet de la DREAL.
Dans l’hypothèse ou l’autorité décisionnaire souhaite donner une suite favorable à la demande, la DREAL rédige le projet d’arrêté qui sera soumis pour signature au préfet de département et au ministre s’il s’agit d’espèces relevant de sa compétence.
[Antoine] : Quelles sont les pièces du dossier ?
[UM***] : La demande est établie sur les formulaires CERFA prévus pour chaque nature de dérogation. Ce formulaire est accompagné d’un dossier présentant le projet et sa justification, l’état initial pour la faune et la flore, son impact sur les espèces protégées et les mesures d’évitement, de réduction et de compensation.
Pour t’aider, tu trouveras ci-joint le schéma de la procédure établi par la DREAL Nouvelle Aquitaine.
[Antoine] : Si jamais je réalisais les travaux sans dérogation ce serait un risque civil ou pénal ?
[UM***] : L’article L 415-3, le code de l’environnement sanctionne de 3 ans de prison et 150.000€ d’amende le fait de porter atteinte à la conservation de la faune et à la flore ou de leurs habitats.
Le fait de poursuivre une opération, l’exploitation d’une installation ou la réalisation de travaux soumis à dérogation sans se conformer à une mise en demeure préalable du préfet est sanctionné d’un an d’emprisonnement et 15.000€ d’amende (L 173-2 c. envir).
La réalisation de travaux soumis à autorisation réalisés en méconnaissance des prescriptions fixées par l’autorité administrative, cas de dégradation substantielle de la faute et de la flore, est punie de 2 ans d’emprisonnement et de 75.000€ d’amende.
Le juge judiciaire peut également condamner un maître d’ouvrage, au titre de sa responsabilité civile, à verser des dommages et intérêts à une association de protection de l'environnement pour le préjudice moral subi.
[Antoine] : Jusqu’à quand le maître d’ouvrage porte-t-il un risque ? A titre d’exemple, dans mon dossier, le permis de construire est définitif.
[UM***] : Malheureusement, l’absence de dérogation peut être contestée par les tiers devant le préfet même en cas de permis de construire ou d’autorisation environnementale définitif. Dans ce cas, le préfet pourra enjoindre le maître d’ouvrage de déposer une demande de dérogation espèces protégées.
Si le Préfet fait droit à la demande, le maitre d’ouvrage devra soit déposer le dossier de demande de dérogation soit faire un recours en annulation de l’arrêté devant le tribunal administratif.
Mais garde aussi en tête que le risque peut survenir à l’occasion d’un contrôle administratif sur chantier et pas forcément du recours d’un tiers, d’où la nécessité, selon nous, de te poser des questions en amont et de pouvoir justifier de ce qui a conduit ta décision de ne pas déposer de demande de dérogation.
[UM***] : Voilà Antoine, tu en sais désormais plus sur les dérogations espèces protégées. J’espère que ça t’a plu.
[Antoine] : Merci les gars, c’était une nouvelle fois un plaisir d’échanger avec vous.
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